Et voilà, j'inaugure ma première nouvelle sur ce blog ! C'est un texte assez long, je vous l'accorde, que j'ai rendu en cours d'Atelier d'écriture à la fac. Il a l'air d'avoir plu à mon professeur, alors que j'étais certaine que c'était très moyen !
L'idée originale a été élaborée avec Assado d'Alice Must Die, et sans elle, jamais ce texte n'aurait pu voir le jour. Je tiens donc en quelque sorte à le lui "dédier" et surtout à la remercier pour son aide si précieuse !
Bonne lecture !
L'idée originale a été élaborée avec Assado d'Alice Must Die, et sans elle, jamais ce texte n'aurait pu voir le jour. Je tiens donc en quelque sorte à le lui "dédier" et surtout à la remercier pour son aide si précieuse !
Bonne lecture !
Copyright : Tiphaine Ragot, 2011. Reproduction partielle ou totale strictement interdite.
***
Du bout des doigts, j'effleurai ma lime, et la saisis sans y prêter attention. J'en frottai l'extrémité poussiéreuse sur ma manche de chemise, avant de me remettre à l'ouvrage. Lissant du geste le plus délicat ce qui deviendrait bientôt le visage de Fidelia, je ne cessai que lorsque je sentis mes paupières papillonner sous l'effet de la fatigue. Quel dommage de devoir s'arrêter maintenant ! Sculpter le visage de ma bien-aimée m'apparaissait comme l'activité la plus exaltante que j'eus connue de toute ma vie. Mais l'heure avançait inexorablement sans prêter attention à mes protestations : lorsque je levai les yeux du masque de porcelaine, je constatai amèrement que l'aube était déjà levée.
Avec un soupir, je baissai les yeux sur ce que j'avais passé la nuit à modeler. Un léger sourire éclaira mon visage fermé. C'était l'exacte réplique de ma Fidelia ! Une radieuse mélancolie planait sur ses traits immobiles. Rien n'égalait sa beauté. Il était plus que temps de les voir joints avec les autres pièces.
Satisfait de moi, je l'emboitai sur le corps qui lui correspondait, et qui reposait sur mon établi. Je reculai alors pour contempler mon œuvre. Et ma figure se décomposa.
«Impossible..., fis-je dans un souffle. Non !»
Fidelia et cette chose n'avaient rien en commun. Le visage était trop fin, les pommettes vivement saillantes ; l'œil terne et le nez trop marqué. Même sans couleur, tous ses défauts apparaissaient comme autant de freins à sa perfection. Je laissai échapper une faible plainte de colère. Puis, d'un geste brusque, je saisis le corps articulé.
«Tu ne lui ressembles pas ! Pourquoi ? Pourquoi !?»
Je le secouai si fort que la nouvelle tête se détacha de son corps. Le visage de porcelaine se fracassa lourdement contre la pierre ; et sa crinière fauve éclata comme une couronne sous la faible clarté. Assommé de fatigue et de lassitude, je me laissai tomber sur le siège le plus proche en répétant mes mots à voix basse. Cependant, je posais toutes ces questions à un objet sans vie. Un objet roide qui jamais ne serait Fidelia. N'y arriverai-je donc jamais ? Tous mes efforts étaient peut-être finalement vains. Mes échecs se suivaient et se ressemblaient, et je perdais peu à peu espoir.
C'est avec ces pensées en tête que je quittai mon atelier pour reprendre, à contrecœur, mes activités diurnes. Je n'avais pas le cœur à l'ouvrage mais il me fallait travailler, sans quoi je n'aurais plus eu les moyens de terminer ma tâche.
Ce que j'éprouvais envers ma douce Fidelia était un profond et très singulier amour. Dès notre première rencontre, mon âme brûla de feux qu'elle n'avait jusqu'alors jamais connus. Ces feux étaient ceux qu'Éros et Vénus aiment tant faire crépiter dans l'âme des jeunes gens et par l'indicible union du cœur et des sens, il s'avéra qu'elle partageait mes sentiments. Nous nous connûmes alors que j'entrais au service des siens, les Howell, de respectables londoniens dont mon père et mon grand-père avaient été les médecins de famille durant de longues années. J'exerçais pour eux le même travail ; ainsi, je voyais Fidelia plusieurs fois par mois. C'était une chance que d'œuvrer pour des gens si bons.
Et Fidelia et moi étions si épris l'un de l'autre, que nous nous fiançâmes avec l'approbation de nos deux parents, quelques mois après notre rencontre. Mon bonheur et le sien étaient à leur comble. Mon cœur de jeune homme ne battait plus que pour ses grandes prunelles d'azur et ses lèvres vermeilles, joyaux dans un écrin de marbre blanc. Quant à elle, bien qu'elle eût depuis toujours une santé fragile, je la sentais revivre dès lors que mes bras se refermaient sur sa taille si fine, si douce, et si pure...
***
La demeure des Howell ne m'avait jamais parue aussi froide que ce jour-là. Il y régnait une atmosphère brumeuse, grise, telle qu'on eût cru se trouver dans les rues poussiéreuses de Londres. J'avais connu cette maison gaie et pleine de vie ; je la découvrais jour après jour enténébrée.
«Ah ! docteur, vous voilà enfin», s'exclama Mrs. Howell à mon entrée dans le salon. Je saluai d'une révérence polie ; puis me débarrassai de ma veste et de mon chapeau.
Cornelia, sa fille cadette, brodait dans un coin de la pièce ; elle leva un regard indifférent sur moi et hocha vaguement la tête. Elle ne m'adressait jamais la parole, sauf lorsqu'elle y était contrainte. Je la soupçonnais de me détester. Et je ne pouvais l'en blâmer.
«Veuillez accepter mes excuses pour ce retard, déclarai-je. Les gens sont bien matinaux : les rues étaient bondées, une vraie plaie !
– Heureusement pour vous, mon pauvre dos est patient, rétorqua-t-elle sur le ton de la plaisanterie.
– Souffrez-vous donc toujours autant ? Les cataplasmes de la fois dernière ne devaient pas être assez forts, je vais modifier ma recette... Mais si cela persiste, il vous faudra songer à consulter quelque docteur spécialisé dans ces médecines orientales... C'est à la mode, dit-on. Leurs aiguilles sont effrayantes à première vue, mais on raconte qu'elles font un bien fou, une fois placées sur certains points du corps.»
Tout en détaillant les diverses pratiques médicales qui s'effectuaient en ville, je déballai le contenu de ma trousse sur la table du salon. Mrs. Howell, le regard maternel, m'observait avec un demi-sourire. La pauvre femme ne voyait guère de monde, depuis quelques mois, et appréciait beaucoup qu'on lui fît la conversation. Silencieuse, Cornelia brodait.
«J'imagine que saignées et ampoules serait inefficaces, dans la mesure où vous souffrez des os... Le sang n'est pas toujours vecteur de maladies, hélas.»
Je ne vis pas Cornelia se raidir soudainement. «Vous trouvez ça amusant ? lâcha-t-elle, venimeuse.
– Pardon ?
– Vous le faites donc exprès ? Vous osez parler de cela alors que ma sœur... ma sœur... Vous êtes un monstre !
– Mademoiselle, je ne fais que parler médecine avec votre mère...»
Je m'inclinai respectueusement, quoiqu'un soupçon d'angoisse me saisissait les entrailles.
«Et tu te moques de moi, en plus de ça !»
Sa voix se réduisait à un sifflement venimeux. Cornelia se trouvait dans un état de fureur que je ne lui connaissais pas. Lorsqu'elle jeta soudain sa broderie par terre et avança à grands pas vers moi, je crus bien qu'elle tenterait de me tuer. Des mèches blondes s'étaient échappées de sa coiffure et lui donnaient l'air d'une folle furieuse.
«C'est ta faute ! hurla-t-elle d'une voix suraigüe. Sors de cette pièce ! Maintenant ! Je ne veux plus te voir, va-t-en, laisse-nous !
– Cornelia, enfin ! s'exclama sa mère en se levant pour tenter de la calmer. On ne se conduit pas d'une manière si rustre avec le docteur Weaver ! Lui qui a tant fait pour nous...
– Mère ! Vous savez qu'il n'a rien fait pour nous ! Cessez donc de faire l'ingénue !
– Oh ! vous dépassez les limites, jeune fille !»
Aussitôt, Mrs. Howell décocha à sa fille une gifle cinglante qui retentit dans la pièce comme un coup de feu. S'en suivit un long silence, durant lequel je restais abasourdi. Être témoin d'une scène de dispute est une chose ; mais être tenu responsable d'un tel conflit fut terrible. A la vue de ce jeune visage déformé par l'hystérie, un mélange de colère et d'affliction faisait rage en moi.
Cornelia me jeta un dernier regard de haine, les larmes aux yeux, et quitta la pièce en claquant la porte et sans saluer, ce qui parut excéder sa mère. Mais elle retrouva vite un calme apparent.
«Excusez-là, docteur, elle est bouleversée par ce qui nous arrive. Il lui faudra du temps pour reprendre ses esprits...
– Laissez, madame, fis-je faiblement. Je... Elle... elle doit avoir raison.
– Oh ! je vous en prie, docteur, ne laissez pas ses colères de fillette vous influencer.»
Que pouvais-je lui dire de plus ? M'engager sur un terrain aussi délicat avec Mrs. Howell ne me tentait pas le moins du monde.
Aussi loin que je me souvienne, Cornelia m'avait toujours jalousé. Je n'avais jamais bien su pour quelle raison. Peut-être était-elle envieuse de sa sœur, qui, fiancée à moi, était en passe de réaliser un mariage sain et heureux ? Ou ne supportait-elle pas que quelqu'un d'autre qu'elle-même prenne soin de Fidelia ? Celle-ci était fragile et sujette à des malaises divers, et cela depuis sa plus tendre enfance. De faible constitution, elle paraissait plus jeune que sa sœur cadette, qui n'était même pas en âge d'être mariée.
Les Howell ne m'avaient pas choisi pour rien. Ils comptaient sur moi pour faire honneur à la réputation de mes pères et m'occuper de la santé de leur fille aînée. Tous les guérisseurs auxquels ils avaient pu demander secours s'étaient montrés incompétents ou bien ne savaient pas comment soulager le mal dont souffrait Fidelia. Ses parents étaient désespérés par son état de santé, mais ils n'y pouvaient pas grand-chose : mauvais airs et eaux troubles favorisaient les maladies, dans notre belle capitale, et même si elle ne fréquentait pas les coins insalubres de la ville, la famille de Fidelia n'était pas à l'abri. Les séjours à la campagne destinés à purifier leurs organismes étaient trop rares pour faire effet.
Mon père s'était fait spécialiste des infections urbaines, et il avait tenté de m'inculquer tout son savoir. Mais j'étais jeune et étourdi ; tout ce qui entrait dans mon crâne en ressortait tôt ou tard.
«Je vous prie de m'excuser, Madame, je vais devoir vous quitter...», déclarai-je immédiatement après lui avoir prescrit quelques remèdes pour son dos.
L'atmosphère pesante de cette maison m'étouffait. La pauvre femme n'y était pour rien, elle ne devait même pas comprendre ce qui arrivait à sa fille ; mais la colère de Cornelia y était encore palpable et mettait mes nerfs à vif ; l'air extérieur me ferait le plus grand bien. J'avais en outre à faire en ville.
***
De retour chez moi, il tombait une pluie de suie qui se fondait à merveille avec les ténèbres de la nuit. Dès lors que je posais les yeux sur les restes de ma poupée, la lassitude m'envahit, pour la seconde fois de la journée. J'étais excité par la perspective de consommer mes nouveaux matériaux, mais la vue du visage disloqué et du corps démantibulé me glaçait autant que la bruine qui tombait dehors. Contrit, je jetai manteau et chapeau dans un coin de la pièce, et m'assis. J'allais devoir tout recommencer.
Que faire pour rendre une beauté qui ne vivait que dans mes souvenirs ? Pour sûr, je connaissais l'anatomie humaine sur le bout des doigts, ce qui était un avantage... mais je n'étais ni un sculpteur, ni un naturaliste ; la figure de Fidelia se réduisait à une bien trop vague image et ne permettait en aucun cas d'en restituer tous les détails. J'avais bien un portrait d'elle : une minuscule gravure que je gardais contre mon cœur, dans ma montre à gousset. Cependant, cela ne suffisait pas. J'aurais eu besoin de scruter les traits et les courbes de la jeune femme en chair et en os, sous tous les angles et sans en omettre les moindres particularités. Hélas, si cela m'avait été donné, je n'aurais de toute façon pas eu à créer un tel objet.
Je fixai les éclats de son visage jusqu'à ce que ma vue se brouillât de larmes. Je n'aurais jamais pu les recoller ; beaucoup étaient allés se perdre sous les meubles de l'atelier ou entre les lattes mal fixées du parquet. J'aperçus l'arête du nez et le menton près de la fenêtre aux volets clos ; quant aux contours des yeux, ils traînaient près de la cheminée froide. Une fois que j'eus allumé un bon feu dans cette dernière, je retrouvai assez de force pour me remettre à l'ouvrage. Je dus détacher la chevelure rousse du crâne, qui avait miraculeusement échappé à la morsure du sol. Par chance, elle n'avait pas trop souffert, bien qu'elle fût tout emmêlée et bien terne à mon goût. La chevelure d'or de Fidelia était inimitable ; néanmoins, je savais comment rendre celle-ci aussi belle que cette dernière. Du moins tentais-je de m'en persuader.
Je déposai la crinière décollée sur un coin de l'établi. Là, commençait le travail le plus délicat. A l'aide d'un morceau d'éponge, j'humidifiai légèrement une épaisse plaque de porcelaine blanche. La délicatesse était de rigueur, car la porcelaine mouillée avait la fâcheuse tendance de s'effriter rapidement. Ensuite, je me servis d'une lame de rasoir pour ébaucher les reliefs du visage. Peu à peu, vint l'arcade sourcilière, si fine qu'on aurait cru voir le front d'un ange ; puis les pommettes, qui acquerraient toute leur douce intensité une fois fardées de rose tendre ; je perçai enfin trois orifices, pour les yeux et les lèvres. Creusant les reliefs et les vallées de celles-ci en faisant appel à ma mémoire, il me fallut un long moment avant d'en être satisfait. La bouche de Fidelia souriait. Elle qui n'avait jamais eu le sourire facile, son visage s'illuminait chaque fois que nos regards se trouvaient ; et c'était ce que j'avais voulu reproduire sur l'artifice...
Je procédais ainsi des heures durant, en alternant les limes, les aiguilles et les coups de chiffon. Et cette fois, le visage me plut. Une fois fixé sur le corps que j'avais rafistolé, je sus qu'il était temps d'y appliquer de la couleur. Je ne fis pas l'erreur de coller les cheveux tout de suite : je le peindrais avant d'y apporter cette touche finale.
La fatigue me tenaillait, mais je devais continuer.
«Va donc te reposer un instant, mon trésor...»
Je sursautai, puis me figeai, les sens en alerte. Rien... rien n'agitait la pièce, pas même un courant d'air. Pourtant, il me semblait bien avoir senti un souffle sur mon épaule... Fidelia ? Non, Fidelia était absente.
A force de me plonger dans ces maudits travaux avec autant d'assiduité, je croyais sentir un esprit taquin me vider de mes forces. Fidelia venait-elle, posant sa main froide sur mon bras pour apaiser la douleur de mon âme ? Allons donc ! Je rêvassais, en croyant sentir sa présence tout près de moi. Je frissonnai intérieurement, en proie au plus sombre des regrets : je ne devais pas me laisser ainsi aller à la torpeur. Je me remis finalement à l'œuvre, toujours plus absorbé, toujours plus hypnotisé par l'être de porcelaine qui littéralement, du moins le croyais-je, s'éveillait sous mes coups de pinceau.
«Tu es un véritable artiste, Alec...»
Avais-je rêvé ? Ou bien venait-on de susurrer mon nom ? Tout en passant une main sur mes yeux fatigués, je dis d'une voix blanche :
«Tu n'es pas là, Fidelia... Cesse de me hanter, par pitié.»
Mais mes vaines paroles n'exorcisèrent pas la pièce de sa présence. Elle effleura ma nuque, sur laquelle mes cheveux se hérissèrent. J'eus la nette impression qu'une paire de bras se refermait autour de moi. N'y tenant plus, je me levai brusquement. La lumière avait grandement décrut dans l'âtre, et il régnait une froideur de tombeau.
«Arrête ça ! Tu n'es plus. Tu es morte !»
Ces mots magiques parurent faire effet, et je me retrouvai seul dans l'atelier. Mais je restai tétanisé sur place, les paupières closes, pleurant presque. Devais-je donc hurler au monde entier qu'elle n'était plus pour qu'enfin je fusse débarrassé de ces étranges fantômes ? Devenais-je fou ? Je ne doutais pas d'avoir fantasmé, mais cela me troublait. Sa voix, la sensation de ses mains et de son souffle... N'importe quel homme homme sain de corps et d'esprit aurait été bien incapable de supporter ceci.
Et s'il est responsable de la mort de sa bien-aimée, c'est pire encore.
J'avais fait couler son propre sang dans l'espoir de la sauver. Je l'avais saignée à blanc en croyant naïvement que ses plaies se refermeraient d'elles-mêmes. Enfin, j'avais regardé la vie s'écouler goutte à goutte, et son âme la quitter un peu plus à chaque seconde. Elle m'avait supplié du regard, et je n'avais rien fait ! Si j'étais intervenu plus tôt, si je n'avais pas eu l'idée absurde de pratiquer une saignée alors qu'elle était si faible, jamais elle ne serait partie. Je ne faisais pas confiance à la science de notre époque et j'avais préféré employer les cruels remèdes de mes aïeux plutôt que m'en remettre à des soins plus doux. Ce fut ma seule et dernière erreur à l'encontre de ma future épouse.
Son sang, si pur qu'il fût, ne pouvait pas coaguler correctement. D'ordinaire, ce n'était qu'un désagrément mineur qui ne la gênait qu'à peine. Mais à l'aube de sa vingtième année, son état avait nettement empiré ; ne pouvant plus se déplacer sans assistance, Fidelia était condamnée à l'inaction. Et je veillais sur elle jour après jour, jusqu'à ce qu'elle tombât en catalepsie et que je tentasse de purger ses veines d'un fiel qui n'existait peut-être que dans mon imagination...
Après son décès, j'étais resté plongé dans un profonde apathie. Je ne parvenais plus à organiser mes pensées et quand j'y arrivais enfin, c'était pour songer à me donner la mort à mon tour. Comment avais-je émergé de ces silencieuses ténèbres ? Je me souvenais qu'un matin, un montreur de marionnettes s'était installé en bas de chez moi. Quelques mois s'étaient déjà écoulés depuis mon crime. Silencieux, je contemplais chaque jour le ballet des poupées articulées qui ressemblaient à s'y méprendre à des personnes réelles.
Dès cet instant, il me fallut trois longues années pour réaliser une réplique grandeur nature de Fidelia. J'espérais ainsi expier une partie de mes péchés à son encontre ; tout du moins, je souhaitais confectionner un objet à contempler lors des moments les plus rudes.
Cette nuit, j'étais parvenu à mon but, mais cela ne me soulageait pas le moins du monde...
***
Trois coups sourds m'éveillèrent alors que je m'étais endormi, la joue contre ma table. L'esprit embrumé, je restai immobile un instant avant de réaliser qu'on frappait à ma porte. Qui pouvait bien me rendre visite aussi tôt dans la journée ? Le soleil était à peine levé. D'humeur revêche, je m'étirai lentement et époussetai mes vêtements de la veille, qui étaient couverts de poussière et de peinture sèche. Mes visiteurs frappaient de plus en plus aux portes de mes appartements. Tant pis pour l'élégance ; mes visiteurs devraient faire avec un Alec mal réveillé et peu disposé à la conversation.
La poupée m'attendait dans un fauteuil, peinte et vernie, et bientôt prête à recevoir les touches finales. Bientôt, lui promis-je en refermant la porte de l'atelier. Je la verrouillai à double-tour, peu désireux que l'on découvre mon œuvre.
«Mr. Howell ? m'exclamai-je en le découvrant dans l'entrée. Je n'attendais pas votre visite aujourd'hui ; et vous êtes venu avec votre femme et votre fille ! Entrez, je vous en prie.
Je m'effaçai pour les laisser pénétrer chez moi, réellement surpris de leur présence et légèrement agacé. Qu'est-ce qui les poussait à me rendre visite ? Au passage, Cornelia me jeta un regard noir.
«Étiez-vous occupé ces derniers temps ? me demanda aussitôt son père. Nous avons d'abord pensé à vous envoyer un courrier pour vous prévenir de notre arrivée, mais comme vous ne semblez plus sortir de chez vous...
– Et cela fait plus d'une semaine que vous n'êtes pas venu, renchérit Mrs. Howell après que j'eus tiré un fauteuil pour elle.
– Une semaine ? Vraiment ? Je croyais vous avoir vus il y a moins de trois jours...»
Je les regardai tour à tour, profondément choqué. Je me souvenais avoir œuvré jour et nuit à la peinture et au vernissage de la poupée, mais il ne me semblait pas que tout ce temps s'était écoulé.
«Veuillez m'excuser, fis-je. Je travaille tant en ce moment que j'en perds la notion du temps. Et j'en oublie même les bonnes manières ! Je vais vous préparer du thé.
– Laissez-donc, docteur, me retint Mrs. Howell. Nous ne vous dérangerons pas longtemps. Cornelia souhaitait vous présenter ses excuses, n'est-ce pas ?»
Ladite Cornelia ne daigna pas me jeter un regard. La présence de la famille de Fidelia dans ma demeure était quelque peu perturbante. Mi-figue mi-raisin, je m'assis tout de même dans le divan, auprès de Mr. Howell. Ce dernier posa sur moi un étrange regard.
«Qu'avez-vous sur la poitrine, docteur ? Attendez, sans doute une poussière...»
Il attrapa un long fil translucide qui traînait sur mon veston. Avec horreur, je reconnus un des cheveux de la fausse Fidelia.
«C'est amusant, on dirait un cheveu...»
Je vis sa figure s'assombrir à cette constatation, mais je gardais le silence.
«On croirait presque que c'est un des siens..., murmura-t-il doucement.
– Et si c'était le cas, Père ?» lança effrontément Cornelia.
Je la foudroyai du regard, mais elle continua sur sa lancée :
«Allez savoir ? Il me semble qu'il fréquente beaucoup la tombe de Fidelia... Les caveaux ferment mal, à ce qu'on dit.
– Mademoiselle ! m'exclamai-je, outré par le sous-entendu de ses propos. Je ne vous permets pas de proférer de telles horreurs !
– Cornelia, c'est absurde, voyons..., approuva son père. Bien que...»
Il posa sur moi un regard où se mêlaient l'incrédulité et le soupçon.
«Vous me suspectez d'aller profaner le corps de ma fiancée ? lâchai-je, estomaqué.
– Vous avouerez volontiers que, compte tenu de votre chagrin...
– Clark ! Docteur ! Cessez cela !»
J'ignorai les protestations de Mrs. Howell, et me levai lentement.
«Vous êtes fou, Monsieur ! Ce n'est qu'un cheveu ! Il aurait pu s'accrocher à mes vêtements n'importe où.
– Chez une catin, par exemple ? persifla Cornelia.
– Cornelia ! S'écria sa mère.
– Vous êtes répugnante», grondai-je.
Je secouai la tête et me dirigeai vers la porte d'entrée, mais Mr. Howell tenta de me retenir.
«Peu importe la vérité. Le fait est que vous vous comportez étrangement, ces derniers temps, et que cela a un rapport avec ma fille. Et que cachez-vous donc dans ce débarras ?»
Il s'approcha dangereusement de la porte d'entrée.
«Eloignez-vous de cette porte ! Vous n'avez rien à faire ici !
– Vous voyez ? Vous dissimulez quelque chose !»
Furieux, je désignai l'entrée de l'appartement d'un geste.
«Sortez d'ici !
– Docteur..., fit Mrs. Howell, l'air déconfit.
– Je vous en prie... laissez-moi seul. Partez.»
Ce fut difficile, mais les Howell quittèrent finalement les lieux. En les chassant ainsi, je savais que je venais de mettre à mal les relations cordiales que j'entretenais avec eux. Mais, à dire vrai, cela m'était à cet instant bien égal. Ils n'avaient pas à se mêler de ce qui ne les concernait pas, et je n'avais plus de temps à leur consacrer. Quant à cette petite peste de Cornelia, ses abominables accusations firent que je me mis à la détester ; elle n'avait rien en commun avec sa sœur aînée.
Toujours furieux, je rouvris la porte de l'atelier et m'y précipitai. Il était temps d'achever définitivement la poupée. La pièce était emplie d'ombres turbulentes qui s'accrochaient à mes chevilles pour me sucer le sang, mais je n'y prêtai même pas attention. Dans la semi-pénombre, la peau d'albâtre de Fidelia chatoyait comme les feux d'un phare. Comme elle était belle ! Mais l'essentiel manquait encore.
J'insérai deux globes oculaires en verre sortis de mes poches entre ses paupière amovibles. Une véritable aubaine que d'avoir déniché ces yeux bleus acier sur un marché au puces des Docks. Je fis cligner ses paupières ; avec cela, Fidelia venait de recouvrir toute sa vie d'antan.
Nue comme un ver, je ne pouvais toutefois pas encore la contempler dans toute sa splendeur. Je me frayai un chemin parmi les ténèbres tourbillonnantes de l'atelier, puis revins à grand-peine, avec dans les mains la plus jolie des robes de Fidelia. Je ne savais plus comment je l'avais acquise, mais l'important était qu'elle illuminât le corps de ma poupée. Toute blanche, garnie de dentelles et de lacets de satin, on avait brodé quelques perles crémeuses le long de la couture de sa gorge. Avec délicatesse, je la fis passer sur ses épaules, avant de lui enfiler des bas, pour plus de décence, mais pas de souliers : chez elle, Fidelia allait toujours nus pieds en dépit des réprimandes de sa mère.
Voilà. Fidelia était là, dans sa grâce d'ange, avec ses boucles rousses et ses prunelles azur. Elle me regardait avec tendresse, ainsi qu'un soupçon de mélancolie. Je lui rendis son regard, ravi et fier de nous deux. Savourant ma réussite, je me détournai d'elle et allai près de la fenêtre pour y appuyer le front. Le verre froid me renvoyait l'image d'un homme à la figure béate, les lèvres étirées en croissant de lune. Après tout ce temps à me morfondre dans l'attente et l'échec, j'étais si heureux que j'avais du mal à contenir mes émotions.
Je tremblai, mais mes fourmillements se calmèrent aussitôt que j'entendis derrière moi un froissement de tissu, suivi d'une voix bien connue :
«Alec...»
Glacé, je fis volte-face.
«Alec... Alec !»
Un rictus raide s'ouvrait sur le visage de la poupée. Elle tendait les bras vers moi. J'émis un hoquet de stupeur. Elle vivait... Elle vivait !
«Fidelia ?...»
Elle hocha gauchement la tête tandis que sa face se faisait plus joyeuse. Je croyais rêver. Il faisait désormais plein jour dans l'atelier : toutes les chandelles flamboyaient joyeusement. Quand les avais-je allumées ?
«Alec...» répéta la poupée en agitant ses petites mains de porcelaine.
La terreur me pétrifiait sur place. Ce ne pouvait pas être réel ! J'étais devenu fou, et mon crâne détraqué me faisait halluciner. C'était la seule explication qui me paraissait sensée.
Mais alors, la poupée posa ses pieds menus sur le parquet. Je laissai échapper un cri d'horreur et me ruai vers la sortie.
«Alec ? Rev...»
Je lui claquai la porte au nez et n'entendis pas le reste de ses paroles. Il fallait que je sorte d'ici et tout de suite. Mais la peur me glaçai les entrailles ; alors que je demeurai figé, haletant, des coups sourds résonnèrent soudain contre le battant de la porte.
«Arrête !» hurlai-je, terrorisé.
Je traversai l'appartement sans prendre le temps de me vêtir convenablement, le cœur emballé par les coups qui se firent bientôt entendre aux fenêtres et sur les meubles. Au milieu de ce tapage digne d'une maison hantée, je trouvai tout de même le courage de fuir hors de chez moi.
L'air glacial de la rue me fit l'effet d'un coup de fouet. Je marchai vivement, sans me retourner de peur de voir le corps désarticulé de Fidelia me faire des signes à la fenêtre. Peu importait vers quelle destination je me rendais ; je souhaitais simplement fuir cette chambre maudite où ne m'attendaient que ténèbres et fantômes.
Qu'avais-je vu ? Était-ce mon chagrin et mon imagination qui s'amusaient à me jouer un tour ? Cette poupée ne pouvait pas parler et se mouvoir. La porcelaine ne vit pas, quant aux morts, ils ne peuvent pas se réincarner dans un objet en porcelaine. Qu'avais-je donc fait ? Avais-je créé une de ces chimères d'alchimiste ? Je ne me rappelais pas avoir troqué mon âme contre l'animation de la poupée, lors de sa confection. C'était insensé... J'aurais cependant juré que mes yeux et ma tête ne m'avaient pas fait faux-bond.
Mais j'étais un médecin, un scientifique, et les scientifiques ne devraient jamais voir leur raison altérée par des phénomènes inexplicables. Mes réflexions tournaient et tournaient, et revenaient sans cesse au même point : la poupée vivait.
En chemin, je bousculai sans m'en rendre compte une femme. Elle me héla avec mécontentement. Je lui jetai un regard stupéfait : elle avait le visage et la voix de Fidelia !
Une autre dame se mit à m'invectiver, constatant que je restais bouche bée devant elle sans même lui présenter mes excuses. Elle avait les mêmes charbons ardents en guise d'yeux que la si détestable Cornelia. De sa voix grinçante, elle répétait :
«Vous n'avez pas honte ? Laissez cette pauvre femme tranquille ! Enfin, vous auriez pu la tuer !»
Effaré, je m'éloignai docilement. Sans chercher à m'expliquer ce que je venais de voir, je m'enfonçais plus avant dans Londres, pensant être entré dans West End.
«La tuer !...» hurla au loin le double de Cornelia.
Où me trouvais-je ? Plongé dans une nuit intérieure, j'avançais en me rattrapant aux murs et aux réverbères. Le brouillard s'agglutinait à moi, avide.
«Alors mon mignon ? On s'est perdu ?»
La jeune femme à qui appartenait cette voix posa la main sur ma poitrine et m'attira à elle. Elle avait une longue crinière rousse et des yeux de glace.
«Fidelia ? Que fais-tu ici ? balbutiai-je naïvement.
– Idiot ! Tu est complètement ivre, pas vrai ? Hum ! aucune importance. Viens par là...»
Elle tenta de me traîner dans un coin sombre, sa robe en lambeaux amassant au passage les détritus qui jonchaient le pavé. Aussi compris-je vite, malgré mon trouble, à quelle activité elle se livrait. Je me dégageai promptement des serres de cette putain affamée ; par malheur, j'en heurtai une seconde.
«Hé ! tu aurais pu me tuer, fais attention !» s'exclama cette nouvelle Fidelia.
Chancelant, je fuyais vers un endroit moins malsain. De nombreuses jumelles de Fidelia et de sa cadette croisèrent encore ma route ; mais, serrant les paupières, j'évitai tant bien que mal toutes ces sorcières qui se faisaient passer pour ma défunte fiancée en me fixant de leur grandes prunelles bleues.
Je nageai en plein cauchemar. Ma tête était aussi embrumée que le cul-de-sac où j'avais atterri et douloureuse à souhait. Aussi m'effondrai-je sous un porche pour reprendre quelques forces.
***
Je repris conscience peu après. Cependant, je n'étais plus dehors, couché dans la crasse et la puanteur humaines... Avachi dans le fauteuil où j'avais installé Fidelia un peu plus tôt, je serrai cette dernière contre moi. La fraîcheur de son corps en porcelaine apaisait la tension fiévreuse s'étant emparée de moi à un moment indéterminé. Lentement, à gestes raides mais non moins agréables, elle caressait ma chevelure poisseuse de sueur.
Je n'avais plus peur d'elle. Les manières douces et le calme impénétrable de la poupée ne pouvaient qu'appartenir à Fidelia ; quant à sa voix, elle possédait toutes les exquises nuances de l'originale. Alors pourquoi douter de sa réalité ?
Fidelia, ma belle poupée, était vivante. Maintenant que je l'avais retrouvée, je ne voulais plus la quitter d'un pouce.
«Fidelia, ma douce amie, montre-moi comment tu marches,» fis-je d'une voix molle.
Je désirais voir le miracle à l'œuvre. Mais la poupée se contenta de secouer négativement ses boucles d'or. Je lui demandai la raison de ce refus.
– Je ne peux pas marcher sans vous, mon trésor,» répondit-elle simplement.
Je me souvins de toutes les séances durant lesquelles j'avais tenté, en vain, de la sortir du lit et marcher. Vers la fin, elle ne pouvait même plus poser les pieds à terre tant ses jambes étaient faibles. Mais si je lui montrais la marche à suivre, la nouvelle Fidelia remarcherait peut-être.
Je me levai, me rendis à l'autre bout de la pièce puis tendis les bras vers elle. Elle me fit un sourire rayonnant en se laissant glisser hors du fauteuil. Posant ses petits pieds nus sur le parquet, elle dut d'abord se cramponner aux bras du siège pour ne pas glisser. J'attendis, un nœud d'angoisse et d'espoir dans la gorge. Enfin, Fidelia esquissa ses premiers pas. Ses jambes sans os tremblaient ; ses articulations grinçaient faiblement. Mais elle avançait, comme animée par d'invisibles fils.
«Bien, continue comme ça...» l'encourageai-je en souriant.
A cet instant, elle se mit à vaciller. Elle tangua lentement en agitant les bras, mais alors qu'elle allait parvenir à se redresser, la gravité eut raison d'elle et la fit chuter vers moi. Je la rattrapai par les épaules. Un indicible sentiment d'échec et de dégoût naquit en moi.
«Alec ? Ce n'était pas bien ?» devina la poupée, l'air interrogateur.
Ses jambes tressaillaient mais leurs articulations semblaient bloquées. Je jetai un regard à ses yeux : l'une de ses paupières était plus basse que l'autre. C'était répugnant, et j'en avais la nausée.
«Non, ce n'était pas bien... pas bien du tout...
– Pardon...», murmura-t-elle, et elle passa les bras autour de mon cou.
Je la repoussai de toutes mes forces ; elle heurta le sol avec un cri sourd. Son corps creux ne se brisa pas, mais elle me regardait avec effroi et incompréhension.
«Tais-toi !» criai-je violemment.
J'étais furieux. Pourquoi ? Je ne le savais pas moi-même.
«Va-t'en ! Je ne veux plus te voir !
– Alec...
– Je t'ai dit de te taire ! Tu n'es... tu n'es pas Fidelia. Tu es un monstre ! Disparais !»
Que me prenait-il ? Pourquoi criai-je tous ces mots cruels au visage de ma bien-aimée ? J'étais comme possédé. La vue de la poupée me faisait horreur.
«Mais, Alec, trésor...»
La saisissant par le col, je la secouai comme un prunier.
«Je ne suis pas ton “trésor” ! Et tu n'es pas Fidelia ! J'ignore quel espèce de démon tu es mais... quitte ce corps. Je t'en supplie, cesse de te faire passer pour elle !»
A ces mots, la figure de la poupée s'assombrit considérablement tandis qu'elle se redressait d'un trait, raide comme un automate.
«Vraiment ? Eh bien ! puisque que tu ne veux plus de moi, trésor...», siffla-t-elle.
Elle se jeta sur moi si vite que je n'eus ni le temps de fuir, ni l'occasion de l'empêcher de me saisir à la gorge. Avec une force incroyable, elle entreprit de crisper les doigts autour de mon cou tout en me plaquant les jambes au sol de ses genoux. J'essayai de me dégager, en vain ; ses petits poings étaient solides comme des rocs.
«Ar... arrête !» hoquetai-je.
Elle m'étranglait avec conviction, apparemment désireuse de me tuer de ses mains. Je ne pouvais plus avaler un souffle d'air ; et déjà, ma vue se brouillait.
«Alors, trésor, que vous fait l'effet d'être assassiné par votre fiancée ? grinça Fidelia. Ça fait mal, n'est-ce pas ? Aussi mal que quand vous m'avez saignée dans mon lit, ce soir-là... Vous rappelez-vous ? Moi, oui. J'avais si mal ! Et vous, vous me regardiez, les bras ballants... Qu'étais-je donc à vos yeux ? Un cas de maladie rare ? Une bête à égorger ? Ou bien un poids mort à éliminer ?»
Elle ponctua ses derniers mots en enfonçant ses ongles en porcelaine dans ma gorge.
«Non... Fidelia...
– Fidelia ? Ne disiez-vous pas il y a un instant que je n'étais qu'un monstre ? Un démon à renvoyer en Enfer ? Et si vous y alliez à ma place ? hurla-t-elle, hystérique.
– Je... je t'en prie... Non...»
Je voyais flou et j'étais à deux doigts de perdre connaissance. J'allais mourir entre les mains de Fidelia, comme elle des miennes trois ans plus tôt. Avec un soupir rauque, je fermai les yeux. J'étais prêt à accueillir la mort. Qu'elle vienne donc me prendre, je l'avais bien méritée. Et la poupée, que deviendrait-elle après avoir accompli sa vengeance ? Redeviendrait-elle poussière ; irait-elle se fracasser d'elle-même en bas de chez moi ?
«Oh ! Alec, mon bel ami, comme vous semblez faible...», susurra la poupée vraisemblablement prise de remords.
Elle relâcha un instant sa prise, me laissant reprendre mon souffle et rouvrir les yeux. Et, dès que j'eus repris assez de forces, je la saisis à mon tour par les épaules. Elle n'eut pas le temps de broncher.
«Pardonne-moi, Fidelia,» dis-je, et je me redressai en maintenant son léger corps au-dessus de moi.
J'étais si affaibli que je crus bien ne pas avoir la force d'en finir. Je pris mon élan, et d'un geste brusque, je l'abattis contre la table de l'atelier. Son crâne fragile en heurta le coin avec un sinistre craquement. Des dizaines d'éclats de porcelaine se dispersèrent en tous sens ; certains m'entaillèrent les bras, d'autres terminèrent leur course dans le feu ronflant.
Fidelia n'émit pas un cri, n'eut pas même un dernier soupir. Si elle mourut une seconde fois de mon fait, je ne sus jamais ce qui l'avait animée. Magie noire ? Chagrin et désespoir ? J'ai longtemps cherché une cause rationnelle à cela, sans parvenir à une explication satisfaisante.
Dès ce jour, je n'eus plus une seule vision ; et peu à peu, je finis par accepter la perte de ma bien-aimée.
Peut-être est-ce un trop plein de passion et d'orgueil, alliés à la douleur, qui me plongèrent dans le délire. Mais même après toutes ces années, je me sens encore responsable de sa mort, et les cicatrices laissées par les éclats de porcelaine me le rappellent chaque jour. Mais son visage, son regard ont cessé de me hanter depuis que j'ai brisé ma poupée.
C'est Mr. Howell, revenu pour obtenir des explications de ma part, qui nous retrouva finalement trois jours plus tard. La poupée et moi étions étroitement enlacés, ainsi que deux jeunes mariés. Ce qu'il vit dans l'atelier le glaça : des douzaines de têtes, de jambes, de mains, de perruques, d'yeux de poupées prenaient la pose dans l'obscurité de la chambrette. Quant à moi, il me découvrit plongé dans une sorte de léthargie dont je n'émergeai qu'à l'instant où il me sépara des restes de sa fille.
Je crois qu'il comprit aussitôt de quel sortilège j'avais été la victime. Qui sait, peut-être a-t-il lui-même vécu une expérience du même ordre, dans sa jeunesse ? Aujourd'hui, il n'est plus là pour le confirmer. Mais moi, je suis resté, et je veille maintenant sur les derniers représentants de sa famille.
Oh, j'ai adoré.
RépondreSupprimerC'est tout toi. J'ai reconnu certains noms de personnages, et une atmosphère qui te ressemble bien elle-aussi. Et ce demi-fantastique, plutôt rationnel lorsqu'on le comprend, j'en suis restée toute essoufflée.
Je suis bien contente d'une telle lecture, tu sais que tu écris toujours aussi bien ? Continue dans cette voie là, je te souhaite tout le courage possible.
Une nouvelle fort intéressante qui ne manque pas de références en tous genres... Prometteur.
RépondreSupprimerUne histoire prenante, on s'émerveille, on se laisse emporter et l'écriture est maîtrisée. J'suis un peu déçu de la fin quand même... C'est ce qu'il y a de plus dur à négocier remarque... Je ne m'identifie absolument pas à ce style et je lis rarement du fantastique, mais l'essai est réussi. Tu as une vraie nouvelle, que l'on aime ou pas, mais çà, on ne pourra pas te l'enlever.
RépondreSupprimerEn échange, voilà un blog pour toi, j'aimerais que tu y ailles :
www.777-mushroom.blogspot.com
Ciao!